LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE TCHÈQUE

 

 

Svatopluk Čech

1846 – 1908

 

 

 

 

 

LE CARACTÈRE DONNÉ EN GAGE

(Zastavená povaha)

 

 

 

1871

 

 

 

 

 


Traduction de G. Fanton et Id. Zahor, parue dans Les Mille Nouvelles Nouvelles, n°5, 1910.

 


 

 

 

 

 

Nos écrivains commettent tous la même faute : ils dépensent trop d’argent. Ai-je besoin d’ajouter : sur le papier seulement !

Suivez un de leurs héros dans ses pérégrinations à travers dix pages. Pour l’ordinaire, il n’a ni état, ni emploi lucratif ; cependant il loge dans les meilleurs hôtels, il fait la plus exquise chère et fume les plus fins cigares ; il n’a guère moins d’un ducat à la main pour les mendiants qui le sollicitent, et comme pourboire il ne donne que de l’or. Veut-il faire une course à cheval par une nuit sombre, un vaillant coursier est toujours à son service. Il va aux bains de mer ; il voyage en Italie, et, après avoir ainsi vécu pendant neuf pages d’une vie prodigue, il trouve encore, à la dixième, une somme suffisante pour se précipiter dans le tourbillon des plaisirs, à seule fin d’oublier la perfidie de sa maîtresse et pour noyer ses tristes souvenirs dans des flots de champagne, pour faire bombance, tapage et s’abrutir dans les orgies... Comme je viens de le dire, nos écrivains ne connaissent pas la valeur de l’argent !

Les sommes un peu modérées sont tout à fait en dédain chez eux. Les appointements dont ils parlent sont toujours de quelques millions, sinon au dernier minimum de quelque quarante à soixante mille francs... Ils n’osent pas descendre au-dessous. Quelqu’un, parmi vous, a-t-il jamais lu, par exemple, qu’Arthur touchait quatre-vingt-dix francs par mois ?

À cette première faute s’en ajoute une autre.

En dessinant leurs personnages, nos écrivains laissent toujours de côté un trait essentiel. Ils décrivent longuement la taille, les cheveux, l’ajustement, le caractère... ; mais ils passent, à dessein, sous silence une chose très importante, je crois. Ils nous laissent jeter un coup d’œil sur la garde-robe de leur héros, dans les replis mystérieux de ses pensées, dans les tréfonds les plus sombres de son âme, bref partout, sauf dans... sa bourse. Et c’est justement celle-là qu’ils devraient ouvrir la première. De cette manière le lecteur saurait au premier moment à qui il a affaire. La silhouette de la personne serait éclairée du coup.

Je vais timidement tenter mes premiers pas dans cette voie.

Voici le porte-monnaie de mon héros, M. Alfred N... Veuillez l’examiner de plus près, vous y apercevez quelques compartiments, et dedans... rien ! En voici un à part : dedans... rien non plus. Retournons le porte-monnaie et secouons-le... Qu’en est-il tombé ? Rien...

Maintenant il me serait facile d’expédier en peu de mots les autres traits caractéristiques. Ils résultent en partie de cette petite introduction sans valeur. Le corps svelte et de bonne taille ; le visage blême, rêveur ; un sourire amer aux lèvres et des idées folles plein la tête. Chaussé d’une paire de pantoufles fanées ; vêtu — si l’on peut dire — d’une veste et d’un pantalon inénarrables, sa main agite une longue pipe d’où sort un dernier soupir sous forme de vapeur bleuâtre. La vapeur monte et s’arrondit ; la fantaisie y tisse une dernière et jolie image qui pâlit, s’éteint et se fond avec la vapeur. Alors pipe et fantaisie se refroidissent.

Et quelle image s’évanouit ainsi avec la fumée ? Une belle mais froide fille...

Et maintenant sa tête est vide comme sa chambre. Le crépuscule envahit les coins déserts ; la garde-robe bâille la faim, le lit rêve vainement d’un peu de duvet ; la tablette soupire après des livres, et la misère ricane terriblement, de tous côtés : Hi ! hi ! Le monde t’a délaissé, ta bien-aimée t’a repoussé ; moi, je ne t’abandonnerai pas, mon brave garçon !

La pipe refroidie lui tombe des mains, le sourire amer disparaît de ses lèvres, ses paupières s’abaissent... Les songes dorés ne coûtent rien !

Or on frappa doucement à la porte. Alfred s’élança. Devait-il ouvrir ? On devait s’être trompé d’étage. Ce n’était pas assurément un ami, car chacun savait qu’il ne lui restait rien à prêter. À la bonne heure ! il ouvrira.

Il ouvrit donc, avec toutes les précautions que nécessitaient ses culottes inénarrables et ses trois quarts de veste.

Dans la chambre se glissa une tête dont les traits irréguliers accompagnaient et complétaient les mots prononcés par la bouche :

— Vieux habits, vieux linge,... monsieur ? Aaron paye bien, Dieu le sait,... très bien.

Sur les lèvres d’Alfred le sourire amer de tout à l’heure réapparut.

— Je n’ai rien, dit-il brusquement au juif.

Mais celui-ci n’était pas si facile à chasser. Il se faufila dans la chambre, criant :

— Bast ! il y aura bien quelque chose. De vieilles chaussures, de vieux livres, Aaron achète tout ! absolument tout !

— Eh bien, sois convaincu par toi-même ! dit Alfred aigrement ; voici l’armoire, ici la tablette aux livres, là...

— Dieu ! c’est vrai pourtant ! rien, absolument rien, fit le juif avec étonnement. Comme si l’on y eût balayé... Dommage, jeune monsieur, dommage ! Aaron paye bien.

À ces mots il tira de son cafetan teigneux un crasseux sachet de cuir et le secoua. Un son argentin et clair se fit entendre : la voix séduisante du métal, plus séduisante que le chant des sirènes. À ce bruit Alfred frémit : ses regards se fixèrent avidement sur le petit sachet crasseux.

Un éclair de satisfaction mêlé de mépris effleura la face du juif. Élevant le sachet, il le caressa doucement de la main et continua son refrain :

— Aaron paye bien, jeune monsieur ; Aaron achète tout, tout, tout !

— Mais tu vois bien que je n’ai rien ! s’écria Alfred transporté de colère.

— Oh ! oh ! Monsieur ne doit pas se fâcher, Monsieur a cependant quelque chose qu’Aaron paierait de beaucoup de ducats.

— Ne me raconte pas de bêtises, juif, ou je vais t’envoyer tout droit dans le sein d’Abraham par la cage de l’escalier.

— Aaron sait ce qu’il dit, fit le juif, en l’apaisant par une basse flatterie ; Monsieur garde sur lui un bijou précieux qu’Aaron paierait aussi cher que Monsieur voudrait.

À ces mots il enfonça ses doigts crochus dans le sachet. Alfred, qui suivait ce mouvement d’un regard de convoitise, s’écria :

— Eh bien, dis alors ce que j’ai et que j’ignore moi-même. Que dois-je te vendre ?

Le juif fit un pas en avant, se pencha et chuchota près de l’oreille du jeune homme :

— Ton caractère.

Stupéfait, Alfred ouvrait de grands yeux :

— Mon caractère ? Es-tu fou ?

Le juif recula, se redressa, et d’un air fanfaron :

— Monsieur s’étonne ! Je vous le dis, Aaron achète tout : vieux habits, vertu virginale, vieux parapluies, honnêteté, boucles, étincelle de génie, peaux de lièvre... Aaron achète tout ce qu’il y a au monde. Pourquoi n’achèterait-il pas les caractères ? Un caractère,... chose rare de notre temps ! Des hommes sans caractère partout.

Effrayé, Alfred regardait le juif. À ce moment les derniers rayons du soleil couchant tombaient sur lui à travers la fenêtre et lui donnaient une terrible apparence. Le sachet dans sa main rougit, sa chevelure et sa barbe en désordre semblaient faites de fils d’or ; de l’or brillait entre les plis de son cafetan et dans les traits anguleux de son visage, et ses grands yeux, pareils à deux pièces d’or, lançaient des reflets métalliques.

Alfred crut voir devant lui le démon de l’or qui, la nuque courbée, les doigts convulsivement crispés, voulait se précipiter sur sa frêle victime pour lui sucer le sang et étouffer en lui jusqu’à la dernière étincelle divine.

Il se couvrit la figure de ses mains.

Quand il leva les yeux, le juif avait repris son apparence ordinaire, le nimbe effrayant avait disparu, car le soleil s’était couché.

— Eh bien, Monsieur me vendra-t-il son caractère ? Aaron veut bien payer. Ils sont fort recherchés, car les élections sont proches... Hé ! Monsieur vendra-t-il ? Aaron paiera une somme énorme.

À ces mots, le juif sortit un ducat, l’éleva à hauteur des yeux. Alfred fixa un regard d’envie sur le petit disque d’or qui luisait vaguement dans l’obscurité, mais tout d’un coup il détourna la tête et dit d’une voix ferme et assurée :

— Je ne vendrai pas.

Le juif hocha la tête.

— Tiens ! tiens ! il ne vendra pas. Eh bien, je donne deux fois plus ! Pas encore ? Trois fois plus — un caractère pur, hein ? Rien ? Je ferai Monsieur millionnaire ; il habitera des palais, boira les vins les plus exquis, baisera les lèvres les plus suaves...

Alfred regarda un instant au loin, comme pour voir un beau fantôme, puis se passa la main sur les yeux, et répéta avec un soupir :

— Je ne vendrai pas !

— Eh bien, Monsieur l’a voulu !... Que Monsieur garde son caractère avec sa misère ; Aaron gardera son argent. Humble serviteur !...

Il remit le ducat avec les autres qui rendirent un son argentin ; puis il serra lentement le sachet dans la poche de son cafetan, et se dirigea vers la sortie. À la porte, il se retourna :

— Aaron a bon cœur, il ne peut laisser le juste dans l’indigence. Écoutez : je vous prêterai sur gage ; donnez-moi votre caractère en gage. Mes intérêts ne sont pas élevés. Cinquante pour cent, — une vraie bagatelle. Mon offre plaît-elle à Monsieur ?

Alfred réfléchissait. Il parcourut sa chambre du regard : l’armoire bâillait, le lit sommeillait, la tablette aux livres soupirait et la misère ricanait : « Je ne t’abandonnerai jamais, jamais ! »

Il se décida et, de la main, parut éloigner les derniers scrupules. Il s’écria :

— Eh bien, prends-le donc en gage !

Il s’arrêta tout étonné. De quelle façon mettre un caractère en gage ? C’est évidemment l’invention d un cerveau malade. Il ferma les yeux, les ouvrit,... oui, oui, le juif était bien là. Il se pinça,... le juif n’avait pas disparu. Debout devant lui, Aaron disait :

— Je sais ce qui embarrasse Monsieur. Mais c’est là mon affaire.

Tout en parlant, il tirait de son cafetan une boîte à pilules des plus ordinaire, l’ouvrait, puis la fermait au bout d’un instant.

— C’est fait ! votre caractère est là dedans ! fit-il d’un air moqueur, en frappant sur le couvercle de la boîte.

Stupéfait, Alfred ne la quittait pas des yeux, et dans l’obscurité il put en épeler l’inscription : « Nobles caractères ».

— Vous voyez l’honorable étiquette que votre caractère a reçue, continua le juif. Je les classe selon leur valeur. Voici (il tira de son cafetan une seconde boîte), voici des caractères loyaux de vieux Tchèques, qui appartiennent régulièrement à des vieillards à longue barbe n’ayant assassiné personne ; voilà des caractères purs relativement peu chers, mais aussi peu durables : il faut surtout les bien préserver du vent. Du reste, les représentants des partis politiques aiment à s’en faire présent entre eux à différentes occasions. Dans cette boîte-ci je garde les caractères droits,... du bric-à-brac pour la plupart... Mais qu’importe à Monsieur, n’est-ce pas ?

De nouveau il sortit son sachet et se mit à entasser les petits disques brillants les uns sur les autres.

Subitement il s’interrompit :

— Dans cinq ans précis, exactement à la même heure, Aaron se trouvera auprès de vous, n’importe où vous serez. Si vous ne me rendez alors, augmentée des intérêts, la somme que je vous compte en ce moment, votre caractère m’appartiendra. C’est entendu ?

Alfred fit un signe affirmatif.

Et le juif effrayant portait toujours la main à la sacoche avec une rapidité extrême : des colonnes d’or se dressaient jusqu’au plafond et la sacoche ne désemplissait pas et paraissait sans fond... Que le ciel nous donne à tous une sacoche pareille !

 

* * *

 

Cinq ans se sont écoulés. Nous retrouvons Alfred emporté dans un de ces tourbillons où moussent les vins de Champagne, où étincellent les diamants et froufroutent les robes de soie. Alfred a très bonne mine : les lignes de son corps se sont arrondies et ses joues arborent une santé florissante, l’œil brille de satisfaction. On voit qu’il boit à la coupe du plaisir des coups modérés, en véritable épicurien. Le manque de caractère lui va à merveille.

Voyez sa femme. Est-ce la même fille superbe et froide dont sa fantaisie encadrait l’image cinq ans plus tôt dans une dernière spirale de fumée bleue ? Jamais de la vie ! La délicieuse image d’une jeune fille l’avait attiré, certes, mais il avait fallu le cadre d’or et non plus le cadre de fumée.

Il n’aimait pas sa femme, mais elle ne l’aimait pas non plus : ce qui ne les embarrassait nullement. Ils s’aimaient en public, mais entre quatre yeux... Quelle folie de troubler la jouissance de la vie par de vieux préjugés !

Le manque de caractère d’Alfred est un secret public : chacun le connaît et peut d’ailleurs le lire sur son front. Cependant il le dresse fièrement, ce front, alors que les autres baissent humblement la tête devant lui. La poitrine couverte de décorations, paré des plus hauts titres, il voit à ses pieds la dignité, la beauté, la sagesse même se prosterner. D’honnêtes pères de famille le proposent en exemple à leurs fils : « Voyez jusqu’où il s’est élevé ! » Tous s’humilient auprès de lui : des vieillards qui déclament contre la perversité de la jeune génération se rajeunissent au contact de sa main ; les visages des philosophes maussades se transfigurent à son sourire condescendant ; les défenseurs du droit se pressent dans ses antichambres ; des partis politiques se livrent d’ardents combats pour se le disputer ; on jette son nom au peuple dans des articles panégyriques, journaux, brochures, dictionnaires, livres d’école,... et dans le galetas où il avait mis son caractère en gage se trouve encore un jeune homme svelte, blême, aux pantoufles usées, vêtu de débris de vêtements et qui, aux dernières lueurs de sa chandelle de suif, lui dédie un long poème débordant de lyrisme et brûlant d’ardeur pour les fins sublimes de l’humanité...

 

* * *

 

Et moi ? Oh ! moi, j’aimerais mieux écrire une ode sur l’or ! C’est le seul poème digne de l’époque actuelle. Oui, l’or est le dieu de notre siècle ; nous le servons sous les noms les plus divers : ceux-ci l’appellent foi ; ceux-là, amour ; d’autres, droit, vérité ; et le reste le qualifie de vil mammon ; mais tous le vénèrent avec la même ferveur. Pour de l’or on fait des serments, on verse son sang sur les champs de bataille, on se sacrifie à la patrie, on aime l’humanité, on travaille de la main et du cerveau ; on selle Pégase. Pour de l’or, moi aussi j’écris ma satire avec une plume émoussée. Ô métal serein ! puissant ! divin ! je chante tes louanges, prosterné dans la poussière. Jours et nuits je voudrais faire vibrer les cordes dorées d’une harpe en or et accompagner ton panégyrique de ton propre son divin !

Vous me pardonnerez, j’espère, chers confrères en amour de l’or, cet écart motivé par ce qui nous est à tous le plus précieux sous le soleil.

 

* * *

 

Un laquais en livrée annonça à Alfred qu’un sale juif, à la porte, demandait obstinément à entrer. Alfred se souvint du gage qu’il avait donné cinq ans auparavant. Il ordonna au laquais d’introduire le visiteur dans son cabinet.

C’était une petite chambre intime, emplie d’un parfum de volupté. Du sol au plafond, les murs disparaissaient sous des images de jolies femmes, délicates, fières, sveltes, aux appas exubérants, dans les poses et les déshabillés qu’une chaste femme ne confie à son miroir qu’à huis-clos.

Pour la deuxième fois, Alfred se trouvait face à face avec le juif étrange.

— Tu es en retard, lui dit-il en tirant sa montre.

— Oui, je me suis arrêté à corrompre, répondit le juif ; et, à cette occasion, j’ai perdu un beau caractère que j’avais acheté à l’étranger. Les douaniers me l’ont confisqué à la frontière. Ils n’étaient pas tout à fait sûrs que l’achat des caractères ne fût pas par hasard privilège d’État. Ils ont alors envoyé mon brave caractère sous signature 1/1 d’une chancellerie à l’autre, — Dieu sait jusqu’où ! De sorte que le pauvre caractère s’est mis à fondre comme de la glace et, avant d’arriver à la troisième chancellerie, il n’en restait plus rien que cette signature 1/1 avec un peu de sable dessus.

— Tu m’apportes mon gage, n’est-ce pas ? interrompit Alfred.

— Parfaitement, monseigneur ! répliqua le juif ; et il tira de son cafetan une boîte crasseuse.

— Oh ! je te le laisse ! Je n’en ai plus besoin. J’ai fait l’expérience que l’on vit très bien sans caractère, beaucoup mieux même que si l’on en avait un. À propos, il me reste quelque chose à te vendre.

— Et quoi ?

— Je garde encore quelque pudeur qui me cause parfois des ennuis. Je te la vends.

Aaron haussa les épaules, hocha la tête et répondit avec un sourire repoussant :

— Rien à faire. Cette marchandise n’est que trop surannée. Que Votre Altesse parcoure du regard les parois de sa chambre...

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 25 août 2011.

 

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